Par Ariane
Auteur :
Alexandra Matine
Titre :
Les grandes occasions
Genre :
roman
Langue
d’origine : française
Editeur :
Les avrils
Nombre de
pages : 256p
Date de
parution : janvier 2021
Mon avis :
Après avoir suivi les lectures des 68 premières fois pendant
des années, je me suis lancée cette année dans l’aventure. J’ai découvert une
sélection éclectique, il y a eu des coups de cœur et des déceptions. Et je
termine la sélection avec ce très beau roman.
C’est la fin pour Esther. Alors que son mari et ses enfants
sont réunis autour de son lit d’hôpital, on remonte le temps, quelques heures
plus tôt. Esther est en pleins préparatifs d’une journée qu’elle a attendu,
espéré, rêvé depuis des années. Elle a tout prévu dans les moindres détails. Une
belle journée d’été, la grande table sur la terrasse, la nappe blanche… la
famille réunie pour la première fois depuis des années. Ses enfants, ses
gendres et belles-filles, ses petits-enfants… Une journée sensée être parfaite.
Pendant les quelques heures précédant le repas familial, nous
remontons le fil des souvenirs d’Esther. Jeune infirmière, elle découvre l’indépendance
loin de la ferme familiale, lorsqu’elle rencontre Reza, étudiant en médecine d’origine
iranienne. Le jeune couple s’installe, se marie, les enfants arrive, de même
que la réussite professionnelle pour Reza, tandis qu’Esther reste à la maison
pour éduquer leurs enfants.
Alexandra Matine décortique les relations d’une famille
dysfonctionnelle dominée par la figure d’un tyran domestique, les dissensions
et les non-dits. Mais elle explore aussi les regrets et la solitude d’une femme
à l’approche de la vieillesse. Les enfants ont grandi, ils ont leur vie dont
elle ne fait plus tout à fait partie, il y a bien longtemps qu’il n’y a plus de
complicité avec son mari, pas d’amis ni d’occupation. Alors ce repas, elle y
tient plus que tout. Mais qui s’en rend compte ? Qui voit, comprend, les sentiments
de la mère ?
Un beau portrait de femme, clap de fin idéal pour terminer
cette expérience des 68 premières fois.
Extrait :
« C’est aussi son travail de mère de garder les
souvenirs intacts. Elle les garde pour que les enfants puissent se les rappeler
avec elle. Les enfants oublient leur enfance. Ils en retiennent des
impressions, des sensations. Quelques événements. Mais ils oublient. L’enfance
est un moment qui appartient aux parents. Alors elle l’a gardée, bien rangée,
bien protégée. Les enfants peuvent s’y replonger. Ils s’y replongeront un jour.
Et ils auront les mêmes souvenirs que leur mère. »
« Dans la famille, on se frôle. On s’évite. Le toucher
est une faiblesse. La caresse, comme la parole, est un opprobre. Elle est
dégradante. Elle est naïve. Elle est un mouvement de confiance. Elle est une
demande et la demande fait peur. Parce que après la demande il peut y avoir le
non. Après tout élan peut venir le rejet. Après toute gentillesse, l’évitement.
Et si cela vient d’un membre de la famille, alors le rejet est double. »
« Longtemps, Esther avait rêvé de revoir sa famille
réunie. Devant elle, à présent, sans qu'elle puisse le voir, prend forme le
tableau rêvé ; la tapisserie secrète devant laquelle elle avait agenouillé sa
vie, et dont, du matin au soir, année après année, elle avait tissé les fils de
soie colorés. Sa famille, c'était son œuvre inachevable ; elle les avait noués
les uns aux autres, les fils avec les belles-filles, les femmes et leur
beau-père, les petits-enfants et leurs oncles et leurs tantes, autant de fils
fragiles entre lesquels, avec amour et patience, elle avait laissé ses doigts
s'emmêler. Des milliers de petits nœuds délicats dont parfois un, malgré elle,
se brisait avec un bruit sec, presque imperceptible, tic, comme une fourmi
qu'on écrase. »
« Elle regarde sa montre. Ils ne devraient pas tarder.
Elle regarde la table vide. Et toutes les chaises autour. Aujourd'hui il n'y
aura pas de chaise vide, se dit-elle. Ils seront tous là. Dans quelques minutes
ils seront là. Ils viendront peupler le silence et le vide. Ajouter leur
chaleur à la chaleur de l'air. Et pendant qu'ils parleront, Esther verra se
resserrer les fils qu'elle a si patiemment noués et que la vie, injuste et
acharnée, a distendus, effilochés, cassés. »