vendredi 13 février 2015

En vieillissant les hommes pleurent - Jean-Luc Seigle (lecture commune 2)

Voici notre seconde lecture commune, le livre a été choisi par Daphné. 






Grand prix RTL Lire 2012
Auteur : Jean-Luc Seigle

Titre : En vieillissant les hommes pleurent

Genre : roman

Langue d’origine :

Editeur : Flammarion

Nombre de pages :

Date de parution : janvier 2012



Présentation de l’éditeur :


9 juillet 1961. Dès le lever du jour, il fait déjà une chaleur à crever. Albert est ouvrier chez Michelin. Suzanne coud ses robes elle-même. Gilles, leur cadet, se passionne pour un roman de Balzac. Ce jour-là, la télévision fait son entrée dans la famille Chassaing. Tous attendent de voir Henri, le fils aîné, dans le reportage sur la guerre d'Algérie diffusé le soir même. Pour Albert, c'est le monde qui bascule. Saura-t-il y trouver sa place ? 

Réflexion sur la modernité et le passage à la société de consommation, En vieillissant les hommes pleurent jette un regard saisissant sur les années 1960, théâtre intime et silencieux d'un des plus grands bouleversements du siècle dernier.

L'avis d'Ariane


J’ai de la chance cette semaine, puisqu’il s’agit ici de mon deuxième coup de cœur. Peut-être ai-je tendance à donner trop de coups de cœur ?

Une journée dans la vie d’une famille, une journée qui pourrait être banale mais qui, au contraire, marquera un tournant dans la vie de chacun de ses membres. Dès le premier paragraphe, l’on pressent quelle sera l’issue de cette journée « Albert ne pensait pas à mourir, il avait juste le désir d’en finir. Mourir ne serait que le moyen. »

Tous les personnages vont évoluer, grandir, se comprendre mieux que jamais, se rapprocher ou s’éloigner. J’ai beaucoup aimé la façon dont l’auteur explore les relations familiales, les non-dits, les incompréhensions qui règnent.

Certaines scènes sont extrêmement belles. J’ai été très touchée par la scène de la toilette, ce moment d’intimité, de souffrance et de douceur entre Albert et sa mère. Que de beauté ! Que d’amour dans ces gestes !

J’ai également été très émue par l’amour simple et solide que voue Albert à son fils. Ouvrier et paysan, on pourrait craindre que celui-ci rejette son jeune fils passionné par les livres. Il n’en est rien. Au contraire, il est admiratif et fier « ces deux mots, Poésie et Imagination, venaient d’expulser son fils dans un futur rempli de choses aussi inconnues que merveilleuses apparemment, mais qui lui étaient encore plus étrangères que les études d’ingénieur d’Henri. Gilles l’impressionnait ».

Le personnage Albert Chassaing est un personnage extrêmement attachant. C’est un homme simple et bon, un homme honnête et travailleur. Je pense que ce personnage a pu rappeler à de nombreux lecteurs un proche. Ce fut mon cas. A travers les lignes de Jean-Luc Seigle je revoyais mon grand-père.

A travers le portrait de cette famille modeste des années 60, Jean-Luc Seigle aborde plusieurs sujets de réflexion passionnants. Il explore tout d’abord le bouleversement opéré par l’apparition de la télévision au sein des foyers.

En cette journée de juillet 1961, la famille Chassaing reçoit son poste de télévision. Ils sont les premiers du village à en avoir une. Voisins et amis se réunissent autour de la télévision, les femmes se sont faites belles pour l’occasion, l’hôtesse a sorti apéritifs et petits biscuits. Mais très vite, ils sont absorbés par cette télévision qui coupe court à toute communication, cette télévision dont la lueur blafarde leur donne l’air de zombies « l’écran lumineux projeta sur tous les visages une lumière bleutée, pâle et vacillante. Ils eurent tous plus ou moins l’air malade ou animés d’une flamme intérieure moribonde ». Cette télévision qui sonne le glas d’un monde, d’une époque « personne dans cette seconde historique, n’imaginait les conséquences que cela pourrait avoir par la suite et le chambardement que cela allait représenter pour tout la société française. ». La télévision est un tiers qui monopolise l’attention.

La télévision amène un second bouleversement. Elle fait entraîner l’extérieur à l’intérieur des foyers. Jusqu’alors le foyer était un lieu protégé. Bien sûr l’actualité rentrait par le biais des journaux ou de la radio, mais les images donnent une portée différente aux faits « ce fut la première image de guerre qui entrait dans une maison qui n’était pas en guerre ». Je trouve la question de ce rapport aux images particulièrement intéressant et bien sûr totalement d’actualité à une époque où nous sommes assaillis d’images de violences. Au point qu’elles en deviennent banales.  

Autre sujet de réflexion passionnant abordé par l’auteur, celui de la place de la vérité dans l’histoire. De nombreux évènements historiques sont méconnus, ou plus exactement mal connus. En 1940, lors de la campagne de France, les combats font rage le long de la Ligne Maginot. Les soldats français résistent héroïquement (l’auteur cite des chiffres édifiants : « 22000 soldats français ont vaincu 240000 Allemands en Alsace et en Lorraine ; et seulement 85000 autres soldats français alpins dans leurs champignons de béton ont arrêté près de 650000 Allemands et Italiens ») mais la capitulation de la France puis l’armistice font d’eux des perdants. Ces soldats seront envoyés en Allemagne comme prisonniers de guerre pendant des années et ne rentreront chez eux qu’à la fin de la guerre. Condamnés au silence « Ses souffrances de soldat en captivité ne valaient pas grand-chose, même rien. Ne rien dire. Ne pas parler. Supporter sur ses épaules la défaite française ». Et c’est cette honte du perdant qui tue à petit feu Albert, comme une balle imaginaire logée près de son cœur.

L’écriture de Jean-Luc Seigle est belle, des phrases sont limpides et accrochent dès les premières lignes du roman.

Un roman beau et intelligent. Une magnifique découverte. Merci Daphné d’avoir choisi ce livre !


Extrait choisi par Ariane :

« Quelque chose trembla en lui qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais ressenti et qui le débordait. Ça hérissait les poils, ça frissonnait sous sa peau, de la plante de ses pieds jusqu’à la racine de ses cheveux. Les larmes inondèrent ses yeux noirs en même temps qu’il s’avouait son admiration pour son gamin. C’était effrayant. Il hoquetait comme un enfant et eut peur que les soubresauts de son corps qu’il ne maîtrisait pas réveillent Suzanne. In extremis, il réussit à ravaler ses pleurs sous ses paupières et à les manger dans ses yeux. Ça le brûlait tellement qu’au moment où il les rouvrit il crut avoir perdu la vue. Il n’en revenait pas de ce séisme au-dedans, lui qui ne versait jamais une larme, pas même aux enterrements, pas même à l’enterrement de son père. Un homme qui pleure, ça n’avait pas de sens. Sauf parfois les vieux. »


L'avis de Daphné

Quelle belle lecture! J' ai refermé ce livre avec beaucoup d'émotion.

En 1961, Albert Chassaing se réveille avec, comme souvent, l'idée de mourir. Ce roman nous raconte cette journée, une journée, somme toute semblable à tant d'autres  si ce n'est qu'un événement exceptionnel fait son entrée dans la vie de la famille : l'arrivée de la télévision.

Nous suivons donc cette journée aux côtés d'Albert, chaque chapitre représentant un moment de la journée. Au fil des heures, Albert nous livre ses sentiments sur son mariage, sur sa vie de famille, sur l'évolution du monde, sur lui-même... Ainsi, il observe sa famille, accordant dans ses pensées une place à chacun, ce qui nous permet d'explorer des relations familiales  complexes, faites d'incompréhension mais d'amour également. Un amour parfois discret mais si profond. 

C'est aux cours de cette journée qu’Albert redécouvre sa mère, probablement atteinte de la maladie d’Alzheimer dans une scène magnifique et intime, pleine de pudeur et de respect durant laquelle il lui fait sa toilette. Certaines paroles de sa mère à ce moment là prendront sens quelques heures plus tard à travers ce que Liliane, la sœur d'Albert lui révèle.

Les pensées d'Albert tournent également beaucoup autour de son fils, Gilles, petit garçon épris de lecture qu'Albert, ouvrier et paysan, loin du monde de la littérature,  cherche à comprendre et à qui il trouvera un "tuteur" pour lui permettre d'assurer son avenir. Ce personnage du "tuteur", monsieur Antoine, est d'ailleurs particulièrement intéressant. Ces paroles, pleine de sagesse à propos du temps, de l'histoire, m'ont particulièrement touchée. Par ces paroles, entre autres,  se pose alors la question de la transmission. Que transmet-on et de quelle manière? Quelle est notre relation aux autres, à nos proches, à l'Histoire?

Nous apprendrons aussi beaucoup  sur les relations qui lient Albert à sa sœur Liliane et à sa femme, Suzanne. Si Albert est un "taiseux" qui ne parvient guère à mettre des mots sur ce qu'il ressent, ce roman nous livre ses pensées et ses sentiments à l'état brut, avec une force renversante. Je n'ai pu que m'attacher à ce personnage, un homme simple et honnête qui cherche sa place dans ce monde. Un monde, qui change, qui évolue. Ainsi, l'arrivée de la modernité que recherche Suzanne? et notamment celle de la télévision? est un immense bouleversement. Un bouleversement tel qu'il permet à la guerre  de faire irruption dans la maison de famille avec une violence inhabituelle...la racine du mot "télévision" ( "télé" , mot grec exprimant une action qui se passe au loin, au delà) prend ici tout son sens. En effet, si Albert a connu en direct la seconde guerre mondiale, la guerre d’Algérie quand à elle, lui paraissait particulièrement lointaine...jusqu'à en voir les images dans cette fameuse télévision. Images qui bouleversent, images qui s'introduisent dans le quotidien, rendant la guerre réelle. Qu'elle paraît loin cette époque, pourtant si proche encore où ce qui bouleversait nous paraît aujourd'hui presque "normal" nous qui sommes tant habitués aux images de violence. Banalise t-on cette violence aujourd'hui pour trop la voir au travers d'un écran? 

Jean-Luc Seigle rend également un hommage vibrant aux soldats combattants de la Ligne Maginot, en nous révélant une part méconnue de l'Histoire. 

"En vieillissant, les hommes pleurent" est un livre magnifique qui aborde avec simplicité, pudeur et justesse des thèmes telles que les relations familiales, la vieillesse, la vérité, la guerre, les changements de la société, la transmission, la littérature, le mal-être...Un beau livre!


Extrait choisi par Daphné :


"En finir le libérerait de tout ça. Albert ne pensait pas à mourir, il avait juste le désir d'en finir. Mourir ne serait que le moyen.



Ce n'était pas la première fois qu'il se réveillait avec cette idée en tête. Y avait-il plus de raisons de le faire que les autres jours, ou seulement quelque chose de plus apaisant ce matin à se laisser envahir par cette idée ? Quand ça avait-il commencé ? Y avait-il eu un temps dans sa vie où ça n'avait pas été en lui ? Peut-être, après la mort de son père quand il s'était retrouvé seul avec sa mère et sa petite sœur. C'était si loin. Il avait quinze ans. C'était en 1923. Et nous étions en 1961. Des joies, Albert en connaissait encore, des petits bonheurs de rien du tout, des impressions fugaces et impartageables. La rosée qui exhale l'odeur de la terre. Il n'aimait rien plus que cette odeur préhistorique quand il rentrait de l'usine le matin très tôt après une nuit dans l'enfer des pneus. Le chant des oiseaux ressuscites après l'hiver dans le cerisier, ou encore cette façon que le vent a de transformer un champ de blé en houle jaune et sèche. Il aimait tous ces minuscules plaisirs et d'autres encore que Suzanne n'aimait pas, avoir les ongles noirs, transpirer comme un bœuf et sentir l'odeur des vaches et du fumier. C'était la première fois qu'il pensait au bonheur en même temps qu'à l'idée d'en finir. Peut-être parce que ce désir de la fin était ancré en lui depuis très longtemps, comme une balle qui se serait logée dans son corps sans le tuer. Il avait connu un gars, Armand Delpastre, qui avait longtemps vécu avec une balle allemande dans le cerveau et qui disait tout le temps «Moi, le métal, ça me connaît !», puis il partait d'un grand éclat de rire laissant apparaître toutes ses dents en or. Un marrant, ce Delpastre. Tout alla bien jusqu'au jour où la balle, en temps de paix, acheva sa trajectoire ; un seul millimètre suffit pour le tuer dans son sommeil. Chez Albert, la balle imaginaire s'était logée tout près du cœur."

L'avis de Mimi

11 commentaires:

  1. décidément, les romans de M.Seigle me font très envie!! tu m'as convaincue :-)

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    1. Tant mieux ! C'est le genre de livre qui donne envie d'être partagé.
      Ariane

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  2. Je l'avais noté après une rencontre avec l'auteur (fort sympathique) et puis je l'ai un peu perdu de vue. Je le re-note, d'autant qu'il est en poche maintenant.

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  3. Beaucoup d'émotion pour moi également à cette lecture...
    Daphné

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  4. Ah !!! J'ai enfin trouvé cet avis. Je ne suis pas déçue d'avoir persévéré en tournant une à une les pages de votre blog. Ce livre me tentait déjà avant de lire vos avis enthousiastes et somme toute complémentaires, il ne me reste plus qu'une chose à faire, me procurer En vieillissant les hommes pleurent de toute urgence et partager votre émotion.

    Quelle sera votre prochaine lecture commune ?

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    1. J'espère qu'il te plaira autant qu'à nous.
      Notre prochaine lecture commune pour le mois de mars sera L'île des oubliés de Victoria Hislop.
      Ariane

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  5. grace a toi ce livre et auteur m'intrigue.

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